
Etude épistémologique de l’expérience de J.H. Fabre
Je vous propose de lire un extrait du livre « Souvenirs Entomologiques » de Jacques Henri Fabre, Scientifique Epistémologue. Dans cet extrait, il raconte une soirée spéciale qui lui donnera envie de mettre en place certaines expériences…
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» Ce fut une soirée mémorable. Je l’appellerai la soirée du Grand-Paon. Qui ne connaît ce superbe papillon, le plus gros de l’Europe, vêtu de velours marron et cravaté de fourrure blanche ? Les ailes, semées de gris et de brun, traversées d’un zigzag pâle et bordées de blanc enfumé, ont au centre une tache ronde, un grand oeil à prunelle noire et iris varié, où se groupent, en arcs, le noir, le blanc, le châtain, le rouge amarante.
Non moins remarquable est la chenille, d’un jaune indécis. Au sommet de tubercules clairsemés et couronnés d’une palissade de cils noirs, elle enchâsse des perles d’un bleu turquoise. Son robuste cocon brun, si curieux par son entonnoir de sortie semblable aux nasses des pêcheurs, se trouve habituellement appliqué contre l’écorce, à la base des vieux amandiers. Le feuillage du même arbre nourrit la chenille.
Or, le 6 mai, dans la matinée, une femelle quitte son cocon en ma présence, sur la table de mon laboratoire aux bêtes. Je la cloître aussitôt, tout humide des moiteurs de l’éclosion, sous une cloche en toile métallique. D’ailleurs, de ma part, aucun projet particulier la concernant. Je l’incarcère par simple habitude d’observateur, toujours attentif à ce qui peut arriver.
Bien m’en prit. Vers les neuf heures du soir, la maisonnée se couchant, grand remue-ménage dans la chambre voisine de la mienne. A demi déshabillé, petit Paul va, vient, court, saute, trépigne, renverse les chaises, comme affolé. Je l’entends m’appeler. « Viens vite, clame-t-il ; viens voir ces papillons, gros comme des oiseaux ! La chambre en est pleine ! »
J’accours. Il y a de quoi justifier l’enthousiasme de l’enfant et son exclamation hyperbolique. C’est une invasion sans exemple encore dans notre demeure, une invasion de papillons géants. Quatre sont déjà pris et logés dans une cage à moineaux. D’autres, nombreux, volent au plafond.
A cette vue, la séquestrée du matin me revient en mémoire. « Remets tes nippes, petit, dis-je à mon fils ; laisse là ta cage et viens avec moi. Nous allons voir curieuse chose. »
On redescend pour se rendre dans mon cabinet, qui occupe l’aile droite de l’habitation. Dans la cuisine, je rencontre la bonne, ahurie elle aussi des événements qui se passent. De son tablier, elle pourchasse de gros papillons, qu’elle a pris d’abord pour des chauves-souris.
Le Grand-Paon, à ce qu’il paraît, a pris possession de ma demeure un peu de partout. Que sera-ce là-haut auprès de la prisonnière, cause de cette affluence ! Heureusement l’une des deux fenêtres du cabinet est restée ouverte. Les voies sont libres.
Une bougie à la main, nous pénétrons dans la pièce. Ce que nous voyons alors est inoubliable. Avec un mol flic-flac, les grands papillons volent autour de la cloche, stationnent, partent, reviennent, montent au plafond, en redescendent. Ils se jettent sur la bougie, l’éteignent d’un coup d’aile ; ils s’abattent sur nos épaules, s’accrochent à nos vêtements, nous frôlent le visage. C’est l’antre du nécromancien avec son tourbillonnement de vespertilions. Pour se rassurer, petit Paul me serre la main plus fort que d’habitude.
Combien sont-ils ? Une vingtaine environ. Ajoutons-y l’appoint des égarés dans la cuisine, la chambre des enfants et autres pièces de l’habitation, et le total des accourus se rapprochera de la quarantaine. Ce fut une soirée mémorable, disais-je, que celle du Grand-Paon. Venus de tous les points et avertis je ne sais comme, voici, en effet, quarante amoureux empressés de présenter leurs hommages à la nubile née le matin dans les mystères de mon cabinet.
Pour aujourd’hui, ne troublons pas davantage l’essaim des prétendants. La flamme de la bougie compromet les visiteurs, qui s’y jettent étourdiment et s’y roussissent un peu. Demain nous reprendrons cette étude avec un questionnaire expérimental prémédité. »
A la suite de cette aventure, J.H Fabre comprendra que la femelle sécrète des substances chimiques, appelées phéromones, qui attirent les mâles.